L’ancrage de l’islam dans les sociétés européennes soulève plusieurs types de questionnements – juridiques, politiques et sociaux – auxquels chaque État membre de l’Union européenne continue pour l’heure de répondre de manière autonome et singulière. Il n’existe en effet pas de traitement unique ou communautaire en matière d’administration publique des cultes, même si le registre des droits fondamentaux et de leur protection tend à construire un espace européen de réflexion, d’une part concernant le respect des différences culturelles, d’autre part concernant la garantie des libertés de conscience et de religion2. Sur ce plan, la négociation autour de la position du culte musulman, les enjeux de sa représentation et du respect de ses croyants dans les différents espaces législatifs sont, en un sens, marqués du sceau de l’européanisation quoique de manière indirecte.
- 3 Pour une mise en perspective historique de cette communauté d’expérience européenne, voir Jack Goo (...)
3Dans l’ensemble, si l’on se détache un instant des spécificités liées aux lieux d’origine des primo-migrants tout en gardant à l’esprit les différentes chronologies qui caractérisent l’arrivée des travailleurs immigrés dans les différents pays, les États européens accueillant une immigration musulmane sont globalement confrontés à des problématiques communes3. Ainsi, depuis le milieu des années 1970 pour certains d’entre eux ou le début des années 1990 pour d’autres, se pose la question de l’institutionnalisation du culte musulman, que l’on définira provisoirement comme la validation, par les autorités compétentes des États européens de résidence, d’institutions chargées de représenter les intérêts cultuels des croyants. Elle se dédouble entre, d’un côté, un agenda explicite (la mission de représentation des intérêts d’une communauté de croyants) et de l’autre, un agenda implicite (le contrôle de cette même communauté par les pouvoirs publics). Le présent chapitre revient autant sur le processus tel qu’il est formulé dans différents contextes européens, que sur les effets produits par les options retenues, en adoptant un certain nombre de partis-pris. Premièrement, nous nous appuyons ici sur un nombre limité d’exemples, empruntés à certains contextes (il s’agit de l’Allemagne, du Royaume-Uni, de la Belgique, de l’Espagne, de la France et de l’Italie). Il ne faut donc pas chercher dans ce texte une typologie exhaustive. Deuxièmement, nous ne construisons pas une comparaison minimaliste qui listerait les points communs et les divergences. Nous tentons plutôt d’identifier des dynamiques communes permettant de cartographier les différentes options empruntées dans chacun des contextes, sans perdre de vue les questions qui peuvent se poser de manière transversale d’un pays à l’autre. Élaborer un tableau comparé des modes d’institutionnalisation du culte musulman en Europe revient finalement aussi à poser la question de l’égalité et du pluralisme comme enjeu de politique publique, renvoyant chacun des États à son expérience de la diversité confessionnelle – notamment au sein du christianisme –, et aux conflits engagés autour de la place du religieux dans les espaces publics. De ce point de vue, prendre appui sur le culte musulman ne vaut que comme illustration de problématiques communes à d’autres confessions. En cela, l’islam sert de révélateur de tensions qui le dépassent : les dispositifs régulant le lien entre religion et État sont issus d’histoires dont il est absent, ou dont il n’est en tout cas pas un acteur central. Quels sont, par exemple, les critères de catégorisation juridique construits historiquement qui permettent au législateur de qualifier une communauté comme « communauté de croyants » ou « communauté religieuse » ? L’analyse que nous proposons ici invite en outre à se pencher sur les structures mises en place, leurs caractéristiques, les conflits qu’elles engendrent et la nature du leadership qu’elles produisent. Mais elle ne doit pas occulter non plus les aspects plus concrets de la gestion du pluralisme confessionnel à l’échelle des sociétés. Les enjeux ne sont pas qu’institutionnels. Ils sont aussi pratiques. Dans de nombreux cas, de la nature du lien entre État et communautés religieuses dépend l’administration de questions comme celle de la gestion de l’abattage rituel, de la possibilité d’introduire des carrés musulmans dans les cimetières, de la formation des ministres du Culte par exemple. En relation avec l’institutionnalisation ou indépendamment d’elle, nous aborderons donc aussi dans ce texte une comparaison des modalités de réponse apportées par les États à certaines des interrogations concrètes ouvertes par la présence du culte musulman sur le territoire européen, cette approche nous permettant au final d’opérer des croisements entre des échelles institutionnelles, collectives et individuelles.
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